// LA MARCHANDISATION DU PAYSAGE, OUTIL DES POLITIQUES TOURISTIQUES

En tête Voyageur contemplant une mer de nuages C D Friedrich

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A la lecture du dernier article de CDu « Projet aux sommets », qui traite de l’architecture extrême des refuges de haute montagne, mon esprit n’a pu s’empêcher de lire entre les lignes la problématique de l’impact du tourisme sur nos paysages. Le phénomène touche aujourd’hui la majeur partie de la population française, en 2014 le nombre de touristes internationaux s’est élevé à 1 milliard 138 millions. On voyage, on prend le train, la voiture, l’avion et on se déplace, parfois à l’autre bout du pays, parfois beaucoup plus loin. L’auteur hongrois Georges Mikes ironise bien sur la question : « La maladie du voyage est une affection moderne qui s’est développée de manière incontrôlée depuis la moitié des années 50 et qui continue de faire ses ravages. Cette maladie a pour nom scientifique Travelitis furioses et prolifère grâce au virus de la prospérité ». Une pratique qui a ses limites, car au-delà du bouleversement social et culturel qu’elle inflige aux peuples visités, elle modifie de manière irrévocable la nature des territoires et par là même des paysages. Le paysage est un bien économique très précieux pour nos gouvernements, il est une manne financière irremplaçable. Les gouvernements sont les acteurs privilégiés de la planification du développement touristique, et c’est en fonction de nos centres d’intérêts qu’ils adaptent leurs offres. Le paysage est alors commercialisé, il est, à notre grand désespoir devenu un objet de consommation pour les deux grandes cultures qui ont développés la notion de paysage : l’Europe et la Chine.

UNE NOTION EN EVOLUTION

La notion de paysage est née au XVIe siècle en Occident, elle est donc assez récente quand on sait qu’elle a vu le jour en Chine 1000 ans plus tôt. C’est avec la peinture Hollandaise et Italienne que le mot est apparu et qu’il s’est développé dans toute l’Europe. Le paysage se définit comme un bout de pays, de territoire donc, donné à la vue de l’observateur, il existe et ne se justifie que parce qu’il est observé par un sujet, il est initialement un objet visuel. C’est au cours du XIXe siècle que le concept évolue, le paysage n’est plus un sujet d’observation mais une expérience, il se traverse enfin, il se vit. Cette nouvelle considération se développe avec les prémices du tourisme. Au XVIIIe les aristocrates découvrent le voyage qui se popularise au sein de cette classe très aisée, le voyage est alors initiatique, il dure en général une année, c’est une forme de rituel pour les jeunes hommes avant de rentrer dans ce que l’on pourrait appeler aujourd’hui la vie active. Au XIXe ce sont les bourgeois qui récupèrent le principe, mais qui le transforment avec de nouvelles pratiques et créent alors les premières formes de tourisme. Enfin c’est avec la création des congés payés au XXe siècle, que le tourisme explose et que le paysage se transforme définitivement.

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Dans la peinture, le paysage suit cette même évolution car avant de devenir pleinement sujet avec le peintre Turner au XIXe siècle, il est toujours en arrière plan derrière un sujet humain au premier plan.

L’autre grande culture paysagère est donc la Chine où la notion a une toute autre représentation puisqu’elle se définit par l’association des deux idéogrammes « montagne » et « eau ». L’observateur n’existe pas, on est plutôt là dans l’expression de la matière, deux termes s’opposent tout en étant complémentaires. Le paysage n’est pas subjectivé, il existe par lui-même, et le sujet y est intégré par la force des choses. La notion s’est également développée par la peinture du paysage très répandue dès le Ve siècle, passant alors d’une peinture de personnages à une peinture de paysage. Le rapport au paysage qu’entretiennent les chinois actuellement et les dérives qui en découlent caricaturent nos propres pratiques.

UN OBJET ECONOMIQUE

Aujourd’hui le paysage dans nos sociétés occidentales, mais également en Chine, est intimement lié aux pratiques touristiques et est une donnée économique majeure pour deux groupes d’individus : d’un côté les utilisateurs, de l’autre les acteurs de l’Etat, les collectivités locales, les organismes de gestion. Historiquement, les territoires ont toujours été modelés et transformés pour des raisons économiques (les canaux pour les transports de marchandises, les champs agricoles, la gestion des forêts). A notre époque, le paysage est une ressource économique incontournable pour les Etats car les populations qui en ont les moyens sont capables de payer cher et de se déplacer très loin pour profiter d’un paysage, et ceux qui ont moins de moyens font des économies importantes durant l’année pour profiter d’un petit bout de serviette durant 15 jours au bord de l’eau.

Les paysages sont alors comparés, côtés, puis valorisés ou non, ils deviennent une attraction qui doit attirer le maximum de touristes. L’effort que produit le visiteur indique leur valeur, plus on vient de loin, plus on met de sous, plus les paysages prouvent qu’ils sont précieux pour la masse dominante. Les paysages qui étaient autrefois contemplés, admirés, sont devenus le support de la consommation. Les infrastructures pour recevoir les touristes ont été développées en masse, l’espace naturel a été artificialisé, créant ainsi de nouveaux « décors ». Cette transformation a engendré la disparition des paysages initiaux, réduisant par là même leur diversité. On peut ainsi faire le rapprochement entre la Costa del Sol en Espagne et la Côte d’Azur en France : d’immenses plages, couvertes de plages privées, longées par des kilomètres de béton. Un déplacement s’opère alors, d’un paysage naturel particulier se créée un paysage urbain quelconque, sans qualités, réduisant dans le cas présent, la mer, à une simple distraction. Des sites qui étaient au départ des lieux d’exception deviennent des supports de fêtes dans des zones de confort surprotégés. Que ce soit la mer, la montagne, ou d’autres sites remarquables sur les territoires.

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LES DÉRIVES DE NOS TRAVERS A LA CHINOISE

En Chine, cette logique marchande s’est développée de façon fulgurante ces 25 dernières années, depuis l’attribution des congés payés et de la politique d’ouverture, la pratique du tourisme est donc très nouvelle. Cependant, les Chinois, pour beaucoup, ne voyagent que dans leur pays. Le tourisme est pleinement organisé et défini par le gouvernement qui indique les jours de congés, et qui injecte l’argent sur des sites donnés précis. Dans le but de mettre en lumière la « magnificence » chinoise : un seul pays beau et unifié. Il n’existe alors qu’un seul type de tourisme. Le tourisme individuel commence à voir le jour mais il est très rare. En majorité, la population se déplace en groupe, elle est guidée, les infrastructures confortables sont toujours à proximité des visites, les sites sont aménagés de A à Z, tout est maitrisé ne laissant aucune place à l’imprévu, cela appartient en tout point au développement constructif tout azimut que l’on observe aux quatre coins du pays. Les chemins de randonnées sont des allées bétonnées, il y a des porteurs si un homme d’affaire est trop oisif pour marcher, ou des petites voitures électriques pour ramener les touristes fatigués au bus, des vendeurs en tout genre se trouvent le long des parcours de visites, les sites architecturaux sont animés par des spectacles. C’est un peu la caricature de nos villes balnéaires où l’on trouve tout sur une surface très réduite.

Ce sont ainsi des masses policées qui se déplacent de site en site, dont la préoccupation majeure chez les hommes réside dans la possession d’un objectif d’appareil photo plus gros que leur tête, et chez la femme dans le fait de ne pas être touchée par le moindre rayon de soleil. Ils sont à peu près tous équipés comme des alpinistes partant à la conquête du Mont Blanc alors que leurs pieds ne fouleront jamais le moindre centimètre de terre.

Mais surtout, le vice ultime reste la commercialisation pure et dure de la « montagne et de l’eau », et c’est là qu’ils nous surpassent, car tous les sites touristiques sont payants : le village remarquable d’une minorité est payant, un point de vue sur une rivière est payant, une balade sur les hautes prairies tibétaines est payante, une dune de sable est payante. Les sites ont été préalablement remodelés pour correspondre à l’image carte postale que l’Etat veut vendre. Les minorités font des spectacles, il y a des quads à disposition, et des déguisements traditionnels pour faire des photos amusantes. Le paysage n’est utile que dans le but de s’amuser ou de servir de fond à la photo de la petite amie qui témoignera plus tard qu’on y était ! Si chez nous le développement du tourisme et le changement des pratiques et leurs dérives se sont passés sur plusieurs siècles, ici le processus s’est élaboré sur 30 ans. Et si la classe politique européenne a mis en place des politiques de préservations sur nos territoires, ça n’est pas du tout à l’ordre du jour pour les chinois.

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TOUS RESPONSABLES

Initialement le voyage à travers le paysage était le lieu privilégié du retour sur soi, de la contemplation, de l’expérience intérieure et de l’éveil des sens. Aujourd’hui le tourisme engendre un appauvrissement des pratiques et de la considération paysagère. Par chance, dans notre petit pays, les politiques ont su limiter l’impact du tourisme sur les sites d’exception et sur le reste, seule une petite partie du territoire a été dévorée goulument, car n’oublions pas que la France est le pays le plus visité au monde (83 millions de touristes en 2013). Mais nous avons tendance à exporter nos pratiques ailleurs, nous sommes, nous les occidentaux les premiers à voyager autour du monde, exigeant de trouver le confort et l’ensemble des infrastructures que l’on trouve chez nous partout à moindre coût. Voyager et être touriste n’est pas un acte anodin, notre envie d’évasion, et même à quelques kilomètres de la maison, a des conséquences sur nos territoires et sur le paysage, quand on sait ce que nos déplacements représentent pour la classe dirigeante en terme de stratégie économique. A l’heure des grandes vacances et des départs en masse, ne nous laissons pas berner, soyons responsables !

//APG

Le petit son de l’article: Al Jarreau – « You Don’t See Me »

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