Cette semaine j’ai podcasté et écouté une série d’émissions sur la chaîne de radio France Culture, datant de 2014 : « Quand les villes meurent aussi ». J’ai été particulièrement touchée par la première émission : « Homs, Kobané, Sarajevo: villes martyres » qui traite des villes détruites par la guerre. Le sujet s’est largement focalisé sur les villes Syriennes faisant écho à la révoltante actualité du moment. Le concept développé durant ces 50 minutes est celui de l’urbicide, m’offrant un regard nouveau sur les raisons de la destruction de ces villes. En effet, je n’avais jamais entendu jusque là ce mot et n’avais jamais abordé les notions développées par ce terme. L’exposé que font Jean-Pierre Perrin (grand reporter, écrivain et correspondant de guerre), Delphine Minoui (journaliste) et Bénédicte Tratjnek (géographe et enseignante à l’Université de Savoie) m’a permis d’entrevoir un infime aspect des motivations du gouvernement syrien dans cette guerre que j’ai encore aujourd’hui beaucoup de mal à comprendre.
LA NAISSANCE D’UN CONCEPT, DANS L’HORREUR
La notion d’urbicide, pourtant très ancienne, a été inventée durant la guerre de démantèlement de l’ex-Yougoslavie par l’ancien maire de Belgrade, architecte et enseignant, Bogdan Bogdanovic. Il définit le terme d’urbicide comme étant le « meurtre rituel de la ville ». Ce néologisme désigne le « massacre » de la ville comme entité à travers la destruction « des outils de l’urbanité » c’est-à-dire de ce qui fait la ville que ce soit les lieux publics, les lieux de loisirs, les institutions, les sites religieux, les espaces culturels, le patrimoine- etc… La ville est l’ennemie, elle est un outil identitaire qu’il faut supprimer. Ce qui dérange profondément ceux qui veulent la détruire c’est qu’elle se compose d’une multitude de visages, qu’elle fait cohabiter la multiplicité, et qu’elle abrite « l’autre ». Elle tolère des cultures, des rites et des codes différents et permet aux individus de vivre ensemble dans une relative harmonie insoutenable et détestable. La ville est impure car elle va à l’encontre du principe d’unité et de nation, défendu par ses attaquants. En ex-Yougoslavie, c’est Sarajevo qui fut la cible des milices serbes. Durant trois années les milices se sont attachées à anéantir méthodiquement tous les lieux symboliques de l’urbanité et du vivre ensemble, non pas pour supprimer la capitale entièrement mais pour faire disparaitre tout ce qui était « autre ».
L’APPLICATION ACTUELLE DU CONCEPT
C’est vraisemblablement le même mécanisme aujourd’hui qui est appliqué en Syrie. Sur ce territoire se confrontent trois entités combattantes qui s’opposent dans des temporalités et des espaces différents, mais aussi pour des raisons diverses, qui ont évolué au fil des années. Initialement, les combats ont lieu entre l’armée syrienne d’un côté et les rebelles historiques de l’autre, aux quels l’Etat Islamique s’est ajouté dans le temps.
Initialement le pays est dit laïc, Bachar El Assad appartient à la minorité alaouite majoritairement représentée au gouvernement et les villes attaquées par ce dernier sont considérées comme d’essence sunnite. Ici, il ne s’agit pas tout à fait d’une guerre de confession, car ce sont pour des raisons politiques que les soulèvements ont eu lieu, mais il s’agit bien pour l’armée régulière d’anéantir le cosmopolitisme et tout ce qui échappe au « chef de la Syrie » qui est également le « chef des alaouites ». Les villes sont alors considérées comme ennemies car multiethniques et traitresses.
Dans la ville, l’homme construit son histoire dans la matière. Il laisse une trace dans le temps, la ville devient le témoin de ce qui s’y est passé, elle est le support des idéologies, des fantasmes, des modes et des époques successives, elle est l’expression d’une culture. Elle est le récit de l’histoire. C’est un palimpseste où s’accumulent les mémoires auxquelles se superpose le temps présent. Elle est à la fois matérielle et spirituelle. Elle est le lieu de l’individualité et de la communauté.
Homs fait partie d’une des villes symboles de la rébellion, c’est là qu’une partie du peuple s’est soulevée. C’est le lieu où l’autorité suprême a été remise en question, attaquée. L’espace d’un multiculturalisme révoltant puisqu’il a permis la réunion, les échanges d’idées, la contamination des esprits et la rébellion. Homs est donc punie et se sont par conséquent tous les « espaces du quotidien » qui sont pilonnés: les lieux de rassemblement, l’ensemble des espaces symboliques forts, et à terme l’identité ainsi que l’image de la ville et d’un peuple qui est détruit.
LE CONCEPT INTERPRÉTÉ PAR TOUS
Les hommes s’attachent à la ville et s’y ancrent car ils y fabriquent leur identité au sein d’un ensemble et ils s’y projettent. Les lieux qu’ils fréquentent deviennent les espaces d’expression de leur personnalité, dans lesquelles s’accumule leur histoire individuelle. La ville conditionne les modes de vie et l’identification qu’on en fait, elle est un repère pour celui qui l’habite. Elle symbolise une part de nous-même au sein d’une communauté.
En Syrie s’ajoute dans le temps l’Etat Islamique, dont les motivations restent pour moi tout à fait mystérieuses, je ne m’étendrais donc pas sur le sujet. Cependant une des villes qui symbolise la capacité destructrice de l’organisation est Kobané. Cette dernière appartient à une région de facto autonome au nord et nord-est de la Syrie contrôlée par des milices kurdes. Et si le peuple kurde a pu s’allier à l’armée syrienne libre, il s’est vu attaquer par les combattants de l’EI. Kobané est à la fois une ville stratégique géographiquement qu’il est utile de posséder pour avoir accès au reste du territoire kurde mais c’est également une ville symbole historiquement et culturellement pour le peuple kurde. En effet, « au début du 20e siècle Kobané était une ville essentiellement Kurde et Arménienne » qui a subit dans les années 60 des politiques d’arabisation, pour la population, cette ville est un symbole de défense de l’identité Kurde. L’attaquer et la détruire, c’est pour son peuple détruire le Kurdistan, un Kurdistan qui revendique entre autre l’égalité homme/ femme, et dont un certain nombre de combattants sont des combattantes.
ANNIHILATION OU RECONSTRUCTION?
Annihiler une ville c’est briser cette identité à laquelle l’homme se sent appartenir. C’est détruire en partie ce qui est constitutif de son être, tout en détruisant l’identité du groupe. C’est attaquer la société à laquelle l’ensemble des individus appartient, pour obliger ces mêmes individus à vivre dans le théâtre de la punition. Un théâtre fait de ruines et offrant un nouveau paysage auquel l’homme doit se réadapter après avoir fait le deuil de ce qu’il a toujours connu et qu’il ne retrouvera jamais. C’est le forcer à se construire différemment ici ou ailleurs au sein d’une nouvelle réalité.
A travers l’anéantissement de l’urbanité, l’urbicide atteint son objectif final. Cependant les villes ne meurent jamais vraiment car elles gardent une part de résistance, et finissent par renaître de leurs cendres comme on peut le voir à Sarajevo ou encore à Beyrouth. C’est un mécanisme long et fastidieux car il reste difficile de réactiver les outils de rassemblements et les outils politiques à des fins d’apaisement et de changement.

Les résidents arrivent à pied pour inspecter leurs maisons , après la cessation des combats entre les rebelles et les forces loyales au président Bachar al – Assad de la Syrie , dans la ville de Homs , le 10 mai 2014. @ REUTERS Ghassan Najjar
//APG
Pour aller plus loin :
Le blog de Bénédicte Tratnjek sur la géographie de la ville en guerre
Le podcast de l’émission « Les villes meurent aussi » sur France Culture
Le travail photographique de Yuri Kozyrev et les séries d‘images sur Reuters
Image à la une : @AFP PHOTO/JOSEPH EIDJOSEPH EID/AFP/Getty Images_ Une femme syrienne dans un quartier détruit de la vieille ville de Homs Mai 2014.
Le petit son de l’article: Maria Callas – « Casta Diva »
Merci pour cet article. J’ai toujours, dans ma grande naïveté peut être, considéré la destruction des villes comme une conséquence collatérale des combast entre les hommes. Il fallait détruire les édifices lieux de résistance, de repli et de clandestinité. Tu apportes un élément supplémentaire de compréhension. L’imagination humaine n’a décidément pas de limite surtout quand il s’agit de détruire….
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Merci Caroline pour ce retour. J’ai découvert, moi aussi, il y a peu, a quel point l’imagination humaine n’avait pas de limite!
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