// L’ÉTAT, C’EST NOUS

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Le 24 décembre 2015, un arrêté interdépartemental signait officiellement l’arrêt du projet du barrage de Sivens, mettant ainsi fin à plusieurs années de lutte entre les porteurs du projet et les militants écologistes. Cet arrêté résonne pour ces derniers comme l’aboutissement d’une lutte acharnée qui avait causé la mort de Rémi Fraisse en octobre 2014.

Bien entendu, tout ceci ne signifie pas que le projet soit abandonné définitivement, le compromis trouvé entre l’État et le Conseil Départemental vise à réduire la dimension du site, la lutte se poursuivra vraisemblablement à l’avenir.

Cet évènement fait écho à plusieurs articles que nous avons publiés fin 2015 sur la résistance citoyenne et il me permet d’effleurer aujourd’hui un sujet sensible sur lequel j’aimerais poser quelques mots : le rôle de l’État dans les projets d’aménagement du territoire à grande échelle, et sa relation avec la résistance citoyenne ou civile.

 

RETOURS D’EXPÉRIENCE

L’État et le citoyen ont toujours eu une relation ambigüe qui se retrouve parfaitement dans ces projets qui touchent le paysage à grande échelle et le transforme considérablement (parc éolien ou photovoltaïque, barrage, autoroute, etc.). Face à un Etat tout-puissant qui a longtemps usé de moyens coercitifs lourds (expropriations, déni écologique, etc.) pour mener ses projets à leurs termes, les citoyens ont dû trouver de nouvelles formes de résistances qui ne sont malheureusement pas toujours compatibles avec les lois de la République.

J’ai travaillé pendant deux ans dans un service déconcentré de l’État et j’ai été, à plusieurs reprises, confronté à des projets d’aménagement du territoire portés par l’État ou par une collectivité publique. Il arrivait parfois que certains collègues et moi-même ne fussions pas en accord avec le projet proposé. Dans ces cas de figure, je cherchais à analyser les processus de projet qui conduisait L’État à aller à l’encontre de certaines opinions citoyennes et j’ai également compris que le meilleur mode d’opposition à de tels projets reposait justement sur la résistance citoyenne et sur la démocratie locale. A l’instar du barrage de Sivens, j’ai étudié plusieurs projets de parcs éoliens qui ne recueillaient pas toujours les faveurs des habitants qu’ils impactaient. Ces exemples sont autant de cas pratiques qui permettent d’analyser les rapports de force entre trois acteurs : l’État (qui soutient et pilote), le porteur de projet (privé) et le citoyen (qui habite le territoire).

 

Vue aérienne du barrage du lac de Vassivière dans le Limousin

Vue aérienne du barrage du lac de Vassivière dans le Limousin

L’ÉTAT ET SA RAISON

L’État aménage le territoire depuis fort longtemps, et c’est bien lui qui donne le ton et qui est à l’initiative de vastes politiques d’aménagement, comme je l’ai déjà évoqué dans plusieurs articles (les Cités Historiques, la consommation d’espace agricole, la rénovation urbaine en banlieue pavillonnaire). Il décide des projets qu’il soutient et en matière d’énergies renouvelables, il a jeté son dévolu sur les parcs éoliens et photovoltaïques. Soucieux de promouvoir une politique qu’il juge ambitieuse et comme il n’a pas toujours les moyens de ses ambitions, l’État met en place des outils d’aménagement du territoire sous forme de subvention ou de défiscalisation. Il investit de l’argent, mais aussi des moyens avec de nombreux agents en charge de la mise en place de ces politiques sur le territoire (comme le suivi des schémas régionaux éoliens jusqu’à récemment).

L’État se fixe des objectifs à atteindre (produire X pourcent d’énergies renouvelables d’ici X d’années) et il met en place une forme de logique implacable portée par une administration complexe : l’intérêt général. Puisqu’il pilote une politique en faveur de l’intérêt général, l’État a raison. En théorie, la notion est idéale et justifie le progrès économique, social et culturel de tous, en pratique, elle se heurte à des logiques écologiques, sociales ou historiques locales qui rendent l’application uniforme de ces politiques impossible à toutes les échelles et sur tous les territoires.

Enfin, lorsqu’il exerce la logique du « ticket gagnant » (j’ai trouvé une politique ambitieuse donc je l’applique massivement et partout), l’État peut devenir, malgré lui, un incubateur d’idéologie. La force qu’il emploie se retrouve dans des grands projets imposés qui, sous prétexte de porter la parole de l’État garant de l’intérêt général, en oublie les particularismes et les spécificités des territoires, et les alternatives, car il existe souvent des alternatives.

Centrale photovoltaïque de Losse dans les Landes (la plus grande d'Europe?)

Centrale photovoltaïque de Losse dans les Landes (la plus grande d’Europe?)

DE L’INTÉRÊT GÉNÉRAL A L’OPPORTUNITÉ PRIVÉE

Si l’État a encore une capacité d’action importante, il n’a plus les moyens d’autrefois, pour partie délégués aux collectivités locales. L’initiative étatique des grands projets doit donc être relayée par le secteur privé. Ce fut le cas pour les parcs éoliens, dont la plupart sont d’origine privée. Largement subventionné par l’État et par l’Union Européenne, qui fixe également à la France des quotas d’énergie renouvelable à produire, le développement de ces énergies a entrainé l’émergence d’entreprises qui ont fait fortune dans ce secteur avec des méthodes parfois douteuses : démarches commerciales agressive, mesures compensatoires malhonnêtes, etc. (). Finalement, impossible de savoir dans quelle mesure l’État n’est pas victime de ces nouveaux lobbyings, si puissants qu’ils peuvent imposer aux Gouvernements des projets pourtant controversés.

Pour mener à bien les politiques qu’il souhaite appliquer, L’État doit faire des compromis avec le secteur privé, qui défend ses propres intérêts. Or, intérêt général et intérêts privés sont par essence différents et ne suivent pas les mêmes logiques. Le processus de projet conduit donc nécessairement au conflit et à la compromission. Évidement, il faut savoir qu’en théorie L’État ne laisse jamais le secteur privé fonctionner en roue libre, il contrôle, pilote, et en définitive, autorise (c’est lui qui délivre les permis de construire pour les champs d’éoliennes). Malheureusement, l’État n’a plus les moyens de son ambition de contrôle, de plus, il est parfois lui-même entaché par les intérêts particuliers qui sont parties prenantes des projets (un élu local important, un dirigeant d’entreprise influent, etc.).

Chantier de la LGV dans le Poitou

Chantier de la LGV dans le Poitou

LA RÉSISTANCE CITOYENNE COMME ÉQUILIBRE D’INFORTUNE

Un troisième acteur entre alors en scène, le citoyen. Car si l’Etat et le secteur privé ont des intérêts convergents (et c’est souvent le cas), le projet ne rencontre pas de débat contradictoire. Le processus de montage d’opération que j’ai décrit jusqu’à présent laisse très peu de place au citoyen et les moyens de concertation qui existent légalement sont trop faibles face aux enjeux que soulèvent ces projets localement. Le citoyen, qui connait son territoire, analysera les propositions du point de vue local et exercera un regard critique. Il peut être partie prenante ou non (intéressé ou non), son point de vue ne sera pas le même que celui de l’Etat (le décideur) et de l’investisseur privé (le réalisateur). Dans la majorité des cas conflictuels, le citoyen constitue la variable d’ajustement qui permet de trancher le sort d’un projet : réalisation, abandon ou nouveau projet. Pour continuer sur l’exemple de l’éolien, nombreux sont les permis annulés par le Préfet en raison de l’initiative citoyenne locale qui a exprimé une forte opposition au projet.

Cette variable d’ajustement, est, à mon sens, ce qui constitue l’essence même du processus démocratique d’émergence d’un projet, car n’oublions pas que l’intérêt général n’est pas la somme des intérêts particuliers, ni même l’équilibre des intérêts particuliers, l’intérêt général doit être porté par la somme et l’équilibre des convictions particulières, c’est sur cela que repose un projet démocratique.

Dans le cadre de la loi sur la transition énergétique, les députés ont voté une distance minimale de 500m entre entre des habitations et des éoliennes

Dans le cadre de la loi sur la transition énergétique, les députés ont voté une distance minimale de 500m entre entre des habitations et des éoliennes

L’ÉTAT, C’EST AUSSI NOUS

Dans les cas auxquels j’ai pu être confronté dans ma pratique, on constate bien que la parole citoyenne émerge en dernière roue du carrosse, sous la forme contestable, mais nécessaire, de la révolte. Mobilisation d’associations locales et nationales, courriers au Préfet, banderoles, manifestations, occupation des lieux, etc. Est-il logique qu’il faille en passer par là pour l’émergence d’un projet démocratique ? Nous l’avons décrit dans plusieurs articles : la résistance citoyenne est l’une des formes possibles de démocratie locale, car elle affronte une démocratie d’une échelle supérieure (Etat, Région, Département, secteur privé) qui tente de réaliser un projet territorialisé en contradiction avec les intérêts locaux ou plus largement, avec des convictions partagées par les locaux. Mais peut-on parler de processus démocratique sain lorsque le seul mode d’expression du citoyen – audible par l’Etat – est la résistance ?

Le cœur du problème se trouve selon moi dans le processus de projet plus que dans les déséquilibres entre acteurs. Les citoyens, par l’intermédiaire d’instances consultatives ou d’associations engagées et associées, devraient être systématiquement parties prenantes de ces projets. Passer d’une forme de démocratie locale qui proteste à une démocratie participative réelle qui inclut le citoyen dans le processus de projet. La parole du citoyen est d’autant plus forte que même un fonctionnaire dans l’exercice de ses fonctions – malgré son expertise – ne peut pas toujours faire émerger une voix contestataire d’un grand projet d’aménagement. Bien entendu, il n’est pas question d’ôter à l’Etat son rôle nécessaire de garant de l’intérêt général ou d’empêcher les entreprises privées d’investir et d’innover, il s’agit plutôt de concevoir que le projet démocratique d’aménagement du territoire constitue une piste essentielle de l’évolution des politiques publiques. Je parle bien de participation, et non de concertation.

Je suis assez favorable à l’idée d’un Etat fort capable de s’investir dans des projets engagés, mais il ne peut asseoir sa force que sur l’action citoyenne, elle-même engagée à une échelle maitrisée : le territoire habité. Une telle idée n’est ni idéaliste, ni démagogique : elle est pragmatique. Nous devons poursuivre le progrès social fondé sur le partage des projets et des valeurs, bâtir ensemble le cadre de vie de demain et contourner les logiques d’affrontement et de conflit d’intérêt qui gangrènent aussi bien la réalisation des projets que leur économie. Vaste programme pour 2016.

 

// Grégoire Bruzulier

Pour aller plus loin :

Article de Libération sur le barrage de Sivens

Article des Echos sur le barrage de Sivens

Le petit son de l’article : propagande lobbyiste assumée et haute en couleur

 

Une réflexion sur “// L’ÉTAT, C’EST NOUS

  1. En échos au petit son de l’article, « moi je suis une éolienne je fais de l’électricité », je répondrais « moi je suis une citoyenne et j’oeuvre pour ma cité » ! Beau plaidoyer pour l’engagement, gardons le cœur à l’ouvrage !

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