// TREPALIUM : UNE ARCHITECTURE AU SERVICE DE LA DIVISION DU TRAVAIL

La première ministre de la ville

Articles liées à la ville en débat sur site et Cité, atelier d'écriture pour jeunes architectes

Depuis deux semaines, la série Trepalium, création originale de la chaine de télévision ARTE fait parler d’elle. Outre le fait qu’il s’agit d’une série 100% française, elle réussit le pari de dresser en six épisodes de 50min, le panorama d’une société rongée par la division du travail. Les actifs, ceux qui ont la chance de pouvoir travailler, vivent en ville et bénéficient d’un confort matériel appréciable. Ils représentent 20% de la population et sont soumis à une vie et une hiérarchie très stricte incarnée par le Gouvernement Central et les Multinationales dont la plus importante est Aquaville. De l’autre côté du mur qui protège la ville se trouve la zone, dans laquelle vivent près de 80% de zonards, c’est-à-dire d’inactifs qui s’organisent en autarcie sous l’œil vigilant des actifs. La fracture sociale va être ébréchée quand la première ministre de la ville propose de lancer un vaste programme d’emplois solidaires. Près de 10 000 chômeurs vont pouvoir aller travailler de l’autre côté du mur, chez des actifs. La confrontation des deux mondes animera le scénario d’une histoire qui interroge le rôle du travail dans le contrôle social et l’utilité des êtres.

Au-delà de la dystopie présentée dans la série, il existe un personnage qui joue un rôle fondamental dans l’expression de la science-fiction et de l’anticipation : l’architecture. Les décors et les architectures qui façonnent la série sont loin d’être hasardeux et témoignent d’une volonté de « montrer » les idéologies par la construction des espaces. Mais le plus intéressant réside probablement dans le fait que nombre de ces espaces ne sont pas des décors de cinéma, mais des architectures qui existent bel et bien chez nous…

 

Affiche de la série

Affiche de la série

LA LIMITE COMME DESSEIN

Tout le discours de la série tourne autour de ce vaste mur de béton qui ceinture la ville et garantie la sécurité des actifs en maintenant à l’écart ceux qui nuisent au bon fonctionnement de la société laborieuse. Le mur de béton d’une quinzaine de mètres de haut est percé de petites portes métalliques qui sont systématiquement surveillées par l’armée et constituent des points de passage qui ne sont pas sans rappeler les check points du mur de Berlin ou plus récemment les passages du mur de Gazah. Dans un article précédent, CDu avait analysé le rôle du mur dans l’architecture et elle décrivait à quel point la limite définie par le mur pouvait être surtout une limite sociale ou culturelle.

C’est exactement ce qui ressort du mur dans Trepalium, ce n’est pas seulement la protection physique des actifs contre les chômeurs, c’est avant tout la rupture d’une société, motivée par la crainte et le profit outrancier, qui définit et construit une frontière entre deux mondes sociétaux, le travailleur ayant l’ascendant sur l’inactif. D’un point de vue strictement formel, le mur revêt une architecture à la fois brute (béton) et militaire (barbelés) qui n’invente rien, mais reprend les codes architecturaux de ce que nous pourrions appeler les murs de la honte du XXe siècle, que j’ai déjà cités.

Le mur fait également référence ici aux enceintes médiévales passées qui avaient pour objectifs de protéger les citadins mais jouaient elles aussi un rôle d’exclusion d’une partie de la société en rejetant « hors-les-murs », dans la zone, les lieux de débauche, les malades et les activités à caractère insalubre.

Vue générale sur la Ville (qui n'a pas de nom) avec le mur en arrière-plan

Vue générale sur la Ville (qui n’a pas de nom) avec le mur en arrière-plan

 

 

MATÉRIAUX ET LUMIÈRES COMME IDÉOLOGIE

Si vous en doutiez encore, j’ôte tout malentendu, c’est bien le béton brut qui domine les décors dans une ambiance que les articles de presse qualifient de « rétro-futuriste ». Inspirée de l’architecture et de la mode des années vingt, la série remet au goût du jour les architectures modernes dont les réalisations les plus marquantes se sont exprimées en France dans les années cinquante à soixante-dix. La ville présente une architecture aseptisée, brute, à la lumière artificielle et propre. Il n’y a pas de place pour l’imperfection dans le monde du travail. Longs couloirs, grands escaliers, larges ouvertures vitrées dans les murs, décors géométriques sur les parois intérieures, tons dominants jaune, rouge, moutarde, gris, brun – et vert pour les moquettes seventies. Les costumes élégants répondent à l’architecture. Difficile de peindre un tableau effrayant, tant les lignes sont pures et maitrisées, il règne pourtant une atmosphère glaciale. A l’image de cette architecture, les êtres qui l’habitent sont propres, costumes rouge et brun, polis et pratiquement sans aspérités, donc sans humanité. Mais le décor ne s’arrête pas là, il reprend aussi des modèles d’urbanisme symboliques de notre ère : la tour comme siège du pouvoir (politique ou économique) et la maison individuelle standardisée et répétée comme modèle d’habitat.

Une scène de Trepalium dans le siège social d'Aquaville (bibliothèque François Mitterrand ou Centre National de la Danse?)

Une scène de Trepalium dans le siège social d’Aquaville (bibliothèque François Mitterrand ou Centre National de la Danse?)

Le bureau du PDG de la multinationale Aquaville

Le bureau du PDG de la multinationale Aquaville

Le tableau change lorsque l’on voyage à travers la zone. Lumière blanche et bleue, les rayons apparaissent avec la mince couche de poussière qui semble continue dans ce monde de la ruine et de l’ancien, la référence aux bidonvilles ou autres urbanismes spontanés est manifeste. Une image de l’architecture post-industrielle de notre début de siècle qui se serait détériorée pour finir en état de ruine. L’architecture est désorganisée et a laissé place à la construction éphémère ou aux matériaux d’infortune : bâche, plaque de tôle, panneaux de bois et mobilier rudimentaire. Les zonards vivent dans une sorte de bidonville dont la pauvreté architecturale n’a d’égale que la vie sociale qui y règne.

Les deux mondes semblent s’opposer en tout point : lumière, architecture, vêtements, mentalités. A l’architecture propre et aliénée du travail (la ville) s’oppose l’atmosphère déconstruite et libre de l’inactivité (la zone). Le mur est une frontière qui n’a ni odeur, ni saveur, un paravent de béton convoité par les uns et ignoré par les autres.

L'un des personnages principaux (zonard) dans la Zone, de l'autre côté du mur

L’un des personnages principaux (zonard) dans la Zone, de l’autre côté du mur

 

REFERENCES MODERNES

La série emprunte un imaginaire à de nombreux écrits et films sur les systèmes utopiques qui virent au cauchemar. On peut penser à Bienvenue à Gattaca d’Andrew Niccol, film sorti en 1997, ou encore Le fils de l’homme adapté au cinéma par Aflonso Caron en 2006 (roman de P.D. James paru en 1992). Mais dans son rapport au travail et à l’imaginaire spatial développé, le film ferait davantage d’emprunts à des chefs-d’œuvre comme Métropolis de Fritz Lang (1927), Les temps modernes de Charli Chaplin (1936) ou même Playtime de Jacques Tati (1967). Ces trois films placent le travail au centre d’une société moderne où se mêlent architectures fonctionnelles déshumanisées et standardisation sociale. L’architecture moderne y est alors érigée comme le modèle par excellence d’une forme spatiale au service d’une idéologie, elle porte un discours social et sert une pensée politique. Trepalium fonctionne exactement sur ce modèle, dessinant un cadre spatial qui entraine immédiatement le spectateur sur la pente de la pensée par le travail, silencieuse et obéissante.

Intérieur d’appartement, jeu de lignes géométriques et d’esthétique du tableau

 

DES ARCHITECTURES COMMUNISTES?

Le choix des lieux de tournage n’est pas sans faire échos à une architecture produite sous des maitrises d’ouvrage d’adhérents à la pensée communiste, l’une des grandes idéologies du XXe siècle qui a fait du travail son fondement politique. De nombreuses scènes ont été tournées dans le Centre National de la Danse (CND) à Pantin, en Seine-Saint-Denis, bâtiment conçu par l’architecte Jacques Kalisz au début des années soixante-dix, sous une municipalité communiste, pour abriter la cité administrative. Les conférences de presse de la première ministre de la ville ainsi que sa résidence ont comme décor le siège du parti communiste français, bâtiment conçu par Oscar Niemeyer et réalisé entre 1971 et 1980. Certains passages de la série ont également comme décor la Bibliothèque Nationale de France (site François Mitterrand), bâtiment de verre, de béton et de bois, conçu par Dominique Perrault à la fin des années quatre-vingt. Les résidences des actifs, alignés suivant une trame géométrique qui semble infinie sont des copies dupliquées des « Dents de scie », cité ouvrière réalisée dans les années trente par les architectes Henry et André Gutton à Trappes. D’autres lieux de tournage empruntés aux utopies urbaines des années soixante et soixante-dix font surface au fil des épisodes.

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Ce choix esthétique se révèle fort de sens, mais il ne faut pas le résumer au seul communisme. Si ces bâtiments sont le fruit de commandes spécifiques des maîtres d’ouvrage, ils révèlent surtout une manière de concevoir l’espace propre à une société empreinte de modernité, de fonctionnalisme et d’organisation. Certains architectes ont essayé de traduire dans les formes architecturales les idées du communisme dans les années vingt (Hannes Meyer ou Ludwig Hilberseimer), mais ils s’inscrivaient dans la dynamique du Mouvement Moderne et c’est pour cette raison qu’ils ont repris ces utilisations du béton et ces formes fonctionnelles. Trepalium va rechercher dans ces architectures une expression de la forme figée et contrôlée, qui dicte aux travailleurs le chemin à prendre, la conduite à adopter ou le regard à éviter. La série utilise l’architecture pour renvoyer le spectateur à l’imaginaire des architectures autoritaires et idéologiques initiées au début du siècle. Des architectures d’asservissement et d’effacement de l’individu au profit d’un système politique.

 

L’ARCHITECTE N’EST PAS UN IDÉOLOGUE

L’architecte n’est pas un idéologue, il est en revanche le fruit d’une éducation – d’une construction – politique et sociale qui le conduit nécessairement à produire des architectures empreintes d’idéologies ou du moins de pensées politiques. Trepalium nous rappelle dans un double discours de fiction et de références réalistes à des architectures fabriquées par notre société, que l’acte de création de l’architecte doit toujours se poser la question de la pensée politique ou de l’engagement qu’il traduit. L’architecte est un acteur politique, au sens premier du terme, un acteur qui a un rapport à la société organisée, à la société qu’il contribue à organiser. C’est la raison pour laquelle, dans plusieurs de nos articles, nous militons pour une architecture qui innove, qui ne se repose pas sur ces acquis, une architecture qui pense et travaille avec l’autre, construit avec les matières durables et s’affranchit des modèles. Bref, une architecture de zonards où les formes sont peut-être parfois moins épurées, mais expriment surtout une expression politique de la liberté de création et de conception.

// Grégoire Bruzulier

Pour aller plus loin :

Série de 4 articles d’Emmanuel Rubio sur l’architecture dans Trepalium (Médiapart)

Article du Monde sur la série

Article de Rue89 sur la série

Le petit son de l’article : Quand on arrive en ville de Michel Berger, interprété par Daniel Balavoine

 

3 réflexions sur “// TREPALIUM : UNE ARCHITECTURE AU SERVICE DE LA DIVISION DU TRAVAIL

  1. Une lecture distancée de la série que je n’ai pas vue, article riche qui m’amène à penser que quoi qu’il arrive, quel que soit l’architecture ou l’architecte, l’anomalie (l’humain), le grain de sable (l’idée)restent notre espoir !

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    • Merci, le deuxième volet de la série n’était pas encore paru lorsque j’ai rédigé ce texte, mais nous avons publié le lien sur notre page facebook (https://www.facebook.com/siteetcite/) car l’approche m’a paru très pertinente, et permet d’aller plus loin encore dans l’analyse spatiale des décors. D’ailleurs, si vous me le permettez, je vais rajouter les quatre articles en référence à la fin de ce post!

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