Un simple dessin à l’encre et au feutre sur une feuille de papier. Des lignes claires et presque enfantines, des volumes qui sont décomposés par une palette chromatique sobre : rouge, bleu, vert et noir. Les lignes de construction du dessin transparaissent au travers des formes tandis que se détachent quatre plans dans l’espace. Le sol, vert, qui accueille un immense amphithéâtre ou des gradins disposés de façon circulaire, et dans lequel semble-t-il, apparaissent des silhouettes humaines. Un deuxième plan composé de bâtiments sur pilotis, rouges – ou plutôt d’un ensemble de formes reposant sur deux gros cylindres – se trouve à mi-hauteur, légèrement au-dessus des gradins. Le troisième plan est un champ astéroïdal de bâtiments, noirs, qui flottent au-dessus du sol et envahissent le ciel. Ils ne flottent pas totalement, car comme le premier plan, ils reposent partiellement sur des pilotis, de gros cylindres très épais qui s’élancent dans le ciel. Le quatrième plan est caché par le troisième, mais il est bien présent. Il s’agit du ciel, bleu, qui marque l’horizon et ferme le dessin.
Ce dessin de Yona Friedman, architecte français d’origine hongroise né en 1923, est ce qu’on appelle une architecture de papier, une architecture de fiction ou un modèle d’anticipation. Le nouveau cycle que nous vous proposons traite justement de cette architecture de l’irréel, au travers de trois notions que nous déclinerons autour de l’architecture : la fiction, la représentation, et l’anticipation.
MONDE DE FICTION
Vous le savez, sur Site[et]Cité nous apprécions la science-fiction, en particulier lorsqu’elle est appliquée à l’architecture. CDu a publié il y plus d’un an un article sur l’architecte de science et de fiction, et j’avais moi-même écrit sur Peeters et Schuiten. Ce sujet nous intéresse car loin d’être déconnecté des réalités du monde de la construction, il permet au contraire de plonger l’architecture et l’architecte dans une démarche de recherche et d’innovation. Ce que l’on appelle l’architecture de papier, n’est ni plus ni moins que le reflet débridé et réel d’une société ou d’une pensée à un instant donné.
Dans la conception architecturale, la part d’imaginaire est toujours confrontée au réel. Le dessin de Yona Friedman est réalisé en 1958, à une époque où les réflexions sur les modèles urbains sont en pleine effervescence. Ce dessin est donc une déclinaison des possibles du futur, des réflexions menées sur les circulations, l’innovation technique et la relation entre la ville, le sol et les airs. Libérer le sol naturel pour dégager des espaces de rassemblement et d’expression publique (un amphithéâtre, des gradins), et limiter (on le suppose) les circulations à quelques cylindres monumentaux.
La question n’est pas de savoir si ce dessin (ou un autre similaire) a fait progresser l’architecture ou a permis l’expression d’un courant de pensée, l’objet doit être pris au pied de la lettre, comme la photographie d’une pensée immédiate, à un instant précis. L’architecture de papier a une valeur mémorielle très forte dans l’image qu’elle projette et dans le discours qu’elle porte, à nous de savoir l’interpréter ou de savoir s’en servir.
UN MESSAGE A TROIS DIMENSIONS
L’auteur du dessin choisit d’abord un mode de représentation, une façon de communiquer. Ici le dessin est simple, léger, presque naïf, comme pour signifier son caractère imaginaire. L’architecture de papier doit ensuite relever de l’irréel pour être comprise, elle doit s’appuyer sur la fiction. Yona Friedman représente des constructions qui défient les lois de la gravité et sont suspendues au ciel par un mécanisme « spatial » qui n’est ni physique -les cylindres ne suffisent pas à porter la matière-, ni magique -le fantastique n’est pas présent dans le dessin-, il s’agit donc d’une prouesse mécanique. Ceci nous conduit à la troisième dimension : l’anticipation. Le dessin se présente de fait comme un principe d’anticipation sur un monde possible, sur un futur probable, ou du moins sur un challenge fantasmé.
Quel est l’intérêt de la démarche? Concerne-t-elle seulement les contemporains ou les générations à venir? Ce dessin a-t-il toujours la même valeur dans son message aujourd’hui qu’en 1958? Inutile de chercher à répondre, l’intérêt d’un tel dessin ne réside pas dans sa capacité à produire ensuite du réel ou à véhiculer un message construit, il repose entièrement sur sa capacité à susciter l’imaginaire et le fantasme, à projeter le spectateur dans l’inconnu et par conséquent à engendrer le projet.
Bienvenus dans un monde de fiction, à trois dimensions sur Site[et]Cité!
Le petit son de l’article : Antonio Marquez « Danzon n°2 »
2 réflexions sur “// RACONTE-MOI UN MONDE DE FICTION – l’image-récit # 6”