Pour continuer notre exploration des paysages, prenons cette semaine un peu d’altitude et grimpons en montagne. Je vous ai déjà parlé de ma passion pour la haute montagne (voir l’article Projets aux sommets), elle s’affirme de saisons en saisons, savourant ses joies été comme hiver.
Mais l’attrait qu’exerce sur nous la mystérieuse beauté d’un paysage ne doit pas nous détourner d’un questionnement critique : quel est mon plaisir à contempler un paysage ? Quelles sont les conditions qui me permettent d’en profiter ? Quelles conditions sont nécessaires au paysage pour conserver sa beauté ?
Ces trois questions devraient se poser systématiquement avant d’entreprendre n’importe quelle action sur le paysage. Si nous avons à cœur de cultiver des passions, nous devrions nous intéresser davantage à défendre leurs intérêts. Quels sont les risques qui menacent la haute montagne ? Entre action climatique et tourisme de masse (oui même là !), nos inatteignables sommets risquent aussi une dénaturation.
ODE A LA MONTAGNE
« La montagne, ça vous gagne ». Ce slogan publicitaire bien connu simplifie en une phrase les innombrables atouts que possède la montagne. Pour l’explorer tout d’abord, il faudra transpirer. Quelle que soit l’activité choisie (les multiples transports de neige l’hiver ou la randonnée à vélo, à cheval ou à pied l’été), le corps devra s’activer pour dépasser les dénivelés et parcourir les cols et les crêtes escarpées. Formidable terrain de jeux, la montagne est attractive par les activités variées qu’elle propose. La découverte de cet environnement se fait par sa pratique, une pratique ludique et sportive qui réjouira les petits et les grands, le corps et l’esprit.
La grande échelle des chaines de montagne réserve en effet bien des surprises qui stimulent notre mentalité. APG en parlait dans son ode à la randonnée, la montagne est une épreuve, un défi. L’expérience de l’exploration en montagne se partage entre le retour introspectif, le nez rivé sur la pointe de ses chaussures à compter les pas, écouter sa respiration, souffler à l’effort, et la projection au lointain quand on arrive au bout du chemin et qu’on se jette dans la contemplation du panorama. Le dégagement et la vue changent en tout point sur le parcours, chaque belvédère offre de nouvelles perspectives sur le massif. Tout paraît si grand, si loin, si beau. Cette différence d’échelle entre l’homme et la nature nous ramène à des sentiments d’humilité, nous sommes limités, mortels, petits mais heureux de profiter de contempler cela.
La beauté de la montagne réside aussi dans son changement permanent. On pourrait certes dire cela de tous les paysages, mais je trouve que la montagne est tout particulièrement un environnement marqueur du temps. Chaque saison a sa couleur, sa lumière, mais aussi ses conditions et ses accès. Je suis particulièrement sensible depuis que j’habite à vue du Vercors des spécificités des saisons, des nuances qu’elles appliquent au paysage. Mon année est rythmée par le cycle de l’eau et cette vitalité résonne avec la mienne davantage que la mer et ses marées.
CHANGEMENTS AU LONG COURT
La montagne est un environnement séculaire, sa longévité n’est pas remise en cause par les passages des années, elle était là avant nous, elle le sera après, mais dans quel état ? Les changements manifestes qui façonnent les monts et creusent les canyons surviennent au long court. La formation des Alpes date de plusieurs millions d’années, les glaciers chargés d’eau se sont figés sur des kilomètres d’épaisseur, mais aujourd’hui cet écosystème subit une période de changements, naturels peut-être, mais dont la rapidité a de quoi étonner.
Pour avoir été plusieurs fois ces dernières années sur la Mer des Glaces, le plus grand glacier français situé au-dessus de la vallée de Chamonix, j’ai pu constater par moi-même une différence de niveaux en quelques visites. D’une année sur l’autre, le glacier perd 30 m d’épaisseur et cela rend (malheureusement) appréciable assez rapidement sa fonte.
Haut lieu touristique, la Mer de Glace est une attraction rendue accessible par la desserte du petit train du Montenvers, construit au début des années 1900. Si vous empruntez ce chemin, vous serez forcement tenté de descendre fouler la glace que ce soit en alpiniste au départ d’une course, ou en touriste pour visiter la grotte de la Mer de Glace. La descente s’opère en deux temps, par un téléphérique puis en suivant une série de rampes et de marches. Chaque année, des échelons sont rajoutés. Tout au long du chemin, sont marqués et datés les niveaux du glacier. Au début on ne s’alerte pas forcément du temps qui passe et de la distance avec la glace, mais le malaise grandit au fur et à mesure que l’on s’approche des années références, celles de notre jeunesse, le début des années 2000, 2010… La réalité est saisissante.
Ces changements sont maintenant bien référencés par la communauté scientifique qui étudie les signes du réchauffement climatique. Les modifications du paysage sur tous les massifs de la planète sont rapides, visibles, irréfutables.
6O ANS D’AFFLUENCE À L’HIMALAYA
D’autres marqueurs témoignent aussi d’une dénaturation sensible du paysage. La dégradation n’est pas cette fois pas indirecte aux actions de l’homme mais frontale : l’homme est présent, partout, et masse. Vous n’êtes pas sans ignorer que certains espaces sont saturés, l’homme s’est installé dans les territoires dont il voulait jouir et a construit sans réserve et sans vision d’ensemble. Son appropriation a épuisé les capacités du paysage, ruinant à jamais sa beauté fragile pourtant recherchée et convoitée par les premiers arrivés.
La haute montagne n’est pas épargnée par cette conquête. Même si les conditions de vie en montagne ne sont pas naturelles à l’homme, surtout dans les plus hautes altitudes, ce détail ne freine pas les explorateurs qui se ruent vers les sommets les plus prestigieux, sans faire grand cas parfois du danger.
L’ascension de l’Everest est ainsi devenue une formidable entreprise, où les décisions d’alpinisme ne priment pas toujours face aux considérations économiques. Inaccessible depuis deux ans en raison de violentes avalanches, l’ascension a repris cette année avec l’attribution d’un permis d’ascension délivré à 289 alpinistes (plus leurs sherpas). Pour tenter l’ascension, il faut des conditions météorologiques optimales qui se présentent de rares fois pendant la saison de la grimpe (entre avril et juin). Ces jours-là, les rares voies d’accès se transforment en goulets d’étranglements, les grimpeurs se suivent en chenille humaine formant des embouteillages au passage des points les plus sensibles.
A l’issu de l’ascension, certains grimpeurs font preuve d’une profonde déception doublée de perplexité, comme en témoignent les paroles de Ralf Dujmovits, photographe et alpiniste allemand, tirées d’une interview de The Guardian en 2012 : « J’étais à environ 7 900 mètres d’altitude lorsque j’ai vu de loin apparaître sur la face Lhotse un serpent humain (…) Je n’avais jamais vu une telle foule. Il y avait une Française en surpoids, qui avait déjà utilisé presque tout son oxygène avant même d’arriver au sommet, et un Américain qui tenait à tout prix à monter avec son vélo sur les épaules. » Et Ralf Dujmovits de conclure : « Il est temps de briser le mythe de l’Everest. Il y a trop de monde là-bas. Des gens qui ne devraient pas y être. »
Trop de monde cela est sûr, et trop de morts aussi. L’attraction du « toit du monde » séduit de plus en plus d’alpinistes plus ou moins chevronnés. Certains sont clairement « clients », ils s’en référent à leurs guides mais surtout aux sherpas, qui se chargent de toutes les installations (sécurité, campements, acheminement de la nourriture) et sans qui les expéditions ne seraient pas possibles. Ces grimpeurs là n’ont pas conscience du danger devant lequel ils s’exposent, pourtant prépondérant dans l’univers hostile des plus de 8000m où la raréfaction de l’oxygène ne constitue pas le seul danger.
CONFLITS D’INTÉRÊTS
Sécurité, préservation de l’environnement, préservation de la qualité même de l’exploration, il y aurait toutes les bonnes raisons de tenter de limiter les dérives d’un système manifestement déficient, mais ces décisions ne sont pas faciles à prendre. Les arguments de défense de l’environnement se heurtent à des conditions économiques, primaires certes dont est maintenant dépendante une majorité de personnes. Le marché du tourisme a développé un grand nombre de métiers et d’activités qui n’existent que par l’attrait de la nature environnante. La sauvegarde de sa beauté et de son intégrité est essentielle, mais menacé par son commerce.
Dans l’un des pays les plus pauvres du monde, l’Everest représente le moteur de l’économie népalaise. En 2014, le montant de la taxe à payer à l’Etat pour obtenir le droit d’arpenter l’Himalaya est passé de 18 000€ à 8 000€, une baisse significative qui motive de plus en plus d’alpinistes à emprunter la voie, alimentant ainsi l’augmentation des marchés locaux. On tourne en rond.
QUE FAIRE POUR LIMITER LA MENACE?
Cette question, je me la pose souvent. Dans un monde où l’on tend à tout rendre accessible sans contrainte, faut-il profiter de l’occasion ou renoncer à ce qui nous dépasse physiquement et géographiquement ? Il en est de même pour les voyages. Puis-je me contenter des récits des initiés et des locaux pour savourer la majesté d’un paysage ou l’audace d’une construction dans un pays étranger ? Il est tentant de traverser la planète pour aller s’enrichir d’expériences de pays lointains et découvrir des beautés locales originales. Mais ai-je besoin de voir de mes yeux l’or inca ou le sable fin thaïlandais pour y croire ?
Et puis pourquoi faire très loin ce qu’on peut faire localement ? Si je ne suis pas indienne pour découvrir l’Inde, ni un géant pour faire du monde mon terrain de jeux, ni dotée de quatre poumons pour aller côtoyer les sommets de l’Himalaya, il me reste le présent et mon environnement local.
Nous avons la chance de vivre dans un pays exceptionnel où nos régions sont riches d’une multitude de trésors tant par les paysages naturels, que le patrimoine architectural ou culturel. Aimer et visiter à domicile est souvent mon choix de vacances. L’ascension d’un sommet dans un massif alpin me donne envie d’en gravir un autre juste en face, où la vue sera inversée, si proche mais si différente.
J’aime à penser que la préservation de la nature pourrait se suffire d’humilités individuelles. Au sacrifice d’une consommation effrénée, issue davantage d’une mode que d’une curiosité indispensable à l’homme, changeons notre regard sur notre environnement, soyons à l’écoute de ses besoins et ses beautés. Elle nous offrira en retour tous les bienfaits qu’elle a à nous offrir. De l’effort pour nos muscles, du vent pour respirer, des couleurs pour rêver, des perspectives à raconter… que demander de plus ?
Pour poursuivre et approfondir le sujet :
- Sherpas, les véritables héros de l’Everest, documentaire de Frank Senn, Hari Thapa et Otto Honegger tourné en 2010. 3 épisodes visibles sur youtube (entre autre)
- Everest, le film de Baltasar Kormakur sorti en 2015. Il s’agit du récit d’une désastreuse expédition où le déchainement des éléments naturels s’est mêlé aux ambitions des grimpeurs. Tirée d’une histoire vraie, ce film met bien en évidence le conflit d’intérêts auxquels sont confrontés les guides entre la satisfaction des désirs de leurs clients et les décisions de survie.
La photo à la une provient de la collection de Seb Montaz, Summits of my life avec Killian Jornet.
Le petit son de l’article : Alain Bashung – « La nuit je mens »
Une réflexion sur “// EN HAUT SUR LA MONTAGNE”